Quand jouer se tisse avec nos aiguilles…
(troisième volet sur 3)
Vous souvenez vous de nos articles d’il y a quelques mois ? nous partagions avec vous les talents de couturière et d’invention des professionnelles de l’UEM de Villefranche
Voici la suite de nos aventures avec nos élèves TSA de l’UEMA de Villefranche-Sur-Saône.
Petit rappel :
L’équipe souhaitait donner envie aux enfants de partager de bons moments autour de la lecture. Car après tout, à l’UEMA, on est avant tout à l’école. Et l’école doit donner envie d’apprendre, de découvrir, de questionner. Or, y a-t-il plus vaste monde que celui de la lecture pour partir à l’aventure ?
Vous vous souvenez, nous sommes parties du jeu : amener les enfants à jouer aux jeux symboliques, et ainsi à partager le plaisir et les émotions en général en partant de leurs intérêts restreints[1]. « Tant qu’il n’y a pas de recherche de sens ou d’a priori que ses comportements restreints et répétitifs pourraient avoir du sens, même si nous ne le saisissons pas toujours tout de suite, ces bizarreries de comportements hors normes sociales restent identiques et s’appauvrissent. Mais dès que quelqu’un s’y intéresse, en repérant les bénéfices immédiats de ces régulations et en cherchant ce qui les a déclenchées, ce sont de bons échanges qui s’annoncent, et l’ouverture vers du nouveau dans la construction d’une relation. »[2]
Et puis, petit à petit, intégrer les livres dans leur univers afin de multiplier les scenarii, les métaphores, les possibles ! Ainsi, se sont créés les ateliers lectures avec les « spectacles lectures » en regroupement, les ateliers lecture en plus petit comité avec les raconte-tapis et autres kamishibaï[3].
Mais comme je vous le faisais remarquer dans le volet 2 : « certains de nos élèves ont malgré tout encore du mal à approcher un livre. Envahis par le sensoriel, ils n’approchent que le papier et le bruit qu’il fait, le papier et la sensation qu’elle laisse sur la main, le carton et son épaisseur, les reflets de la lumière sur la page plastifiée… Alors, pour eux, on imagine encore d’autres choses. » Car, « Tant que nous ne partageons rien avec un enfant autiste, les comportements s’appauvrissent et se répètent à l’identique sans variation ni ouverture sur autre chose. Ce sont normalement les expériences partagées émotionnellement qui transforment les bénéfices immédiats d’une expérience en traces psychiques. Quand nous essayons de partager les intérêts d’un enfant autiste, même s’ils sont restreints et répétitifs, cela l’aide non seulement à se représenter ce qu’il vit mais aussi à être disponible par la suite pour explorer du nouveau. »[4]
Ainsi, un livre sensoriel est né et avec lui de nombreux espoirs :
D’abord une couverture, avec une poignée qui brille et un visage qui laisse présager que le héros sera notre élève. Son prénom (enlevé ici) nomme cette première page.
Et puis, des pages sensorielles qui gratouillent,
qui bruissent et se découvrent,
Qui se caressent,
En toute sécurité, bien sûr !
Notre idée était de partir des intérêts sensoriels de l’enfant pour l’amener à l’intérêt pour l’objet livre puis, petit à petit au récit. « Le développement du discours narratif s’avère essentiel à l’expression et à la bonne compréhension des récits pour tous les enfants (Makdissi et Boisclair, 2008). Afin de produire des récits, d’en respecter et d’en comprendre la macrostructure, l’enfant doit préalablement avoir été mis en contact, dès son plus jeune âge, avec des récits oraux et écrits. De ce fait, lorsque l’enfant produit un rappel de récit ou une production spontanée, il peut s’appuyer sur la représentation cognitive de la structuration du récit qu’il a développée au fil de ses expériences (Hickmann, 2004). Dans une vision développementale, la compréhension et la production de la structuration du récit gagnent en complexité notamment avec l’âge (Ely, 2005 ; Ilgaz et Aksu-Koç, 2005 ; Le Bouedec et Murzeau, 1987 ; Makdissi et Boisclair, 2008 ; Stavans et Goldzweig, 2008 ; Veneziano et Hudelot, 2008), mais surtout en fonction des expériences que l’enfant a vécues avec le récit. Ces expériences langagières avec et autour du récit se font dans un contexte socialement partagé impliquant une interaction entre le lecteur et les livres que Van Kleeck (2008, 2010) appelle la socialisation littéraire (literacy socialization). Cependant, chez l’enfant concerné par le TSA, il a été remarqué que le langage se développe souvent dans un contexte non social, avec l’imitation et l’écholalie par exemple, et que les opportunités de partage avec un tiers adulte ou enfant sont moins fréquentes (Lemay, 2004). »[1]
Parce que le récit, c’est la vie ! Raconter ce qu’on a aimé, ce qu’on a réalisé, ce qui nous a impressionné. Raconter pour aider ou être aidé (c’est la psychologue qui parle), pour comprendre, pour s’approprier (les esquimaux ont de très nombreuses façons de raconter la neige par exemple). « Il s’agit plus largement de défendre, matériaux à l’appui, une idée forte : que les styles cognitifs enfantins émergent au gré d’interactions langagières avec l’entourage, et plus exactement au gré de l’appropriation précoce par les enfants des récits ordinaires auxquels ils sont exposés. Ces récits, observés in situ, seraient porteurs de manières de penser, de sentir, d’agir et de réagir relativement spécifiques.»[2]
Raconter pour créer ce lieu entre soi et l’autre, cet espace transitionnel disait Winnicott ; raconter pour jouer (qui de nous ne passe pas au moins quelques heures par semaine à regarder les autres jouer -la comédie au cinéma, ou à lire comment un autre a « joué » avec les mots pour produire un roman ?) Bref, raconter pour partager, pour être en lien.
Alors, avec un si beau livre, on y croyait ! Mais voilà que notre jeune garçon, après avoir regardé le livre une fois ou deux du bout des doigts, semble s’en désintéresser complètement…
[1] Baron Marie-Pierre, et Hélène Makdissi. « L’intervention en lecture interactive pour favoriser le développement du discours narratif : exemple d’intervention auprès d’une enfant concernée par le TSA », La nouvelle revue – Éducation et société inclusives, vol. 83-84, no. 3-4, 2018, pp. 131-150.
[2] Miller Peggy J Grace Cho, et Jeana Bracey. « L’expérience des enfants des classes populaires au prisme des récits personnels », Politix, vol. 99, no. 3, 2012, pp. 79-108.
Nous y avions pourtant cru !
Non, ce livre ne bruisse pas assez, pas aussi bien que les petits bouts de papiers qu’il aime tant, il n’est pas aussi maniable, il oblige l’être ensemble et ça, ça ne lui plait pas vraiment.
Car nous ne pouvons pas aller plus vite que la musique ! Alors, l’équipe continue tout ce qu’elle a entrepris : le travail sur table, les ateliers, les lectures, la musique, la motricité, la danse, la communication, la découverte… Tout ce pour quoi existent les UEMA ; nous ne lâchons rien mais nous adaptons à son rythme, à ses capacités de communication, à ses particularités. Et les mois passent (en grande partie sans moi car je suis malheureusement en arrêt maladie).
Et puis, un jour, une collègue partage avec nous ce qu’elle vient d’observer :
Seul, sans demande d’aucune part, notre élève tourne les pages d’un livre et l’observe avec attention. Même si cela ne dure que quelques secondes, quelle joie (c’est pour ces moments tellement précieux que nous faisons ces métiers, non ?) ! Même si c’est seul pour l’instant, l’objet livre lui semble digne d’intérêt !
Ainsi, parce que le rythme de chaque enfant est différent, parce que leurs centres d’intérêts sont multiples, parce que leur sensorialité est unique, nous devons à la fois proposer, stimuler et être à l’écoute de leur rythme. Et ce n’est pas toujours un équilibre facile à trouver chez un enfant porteur de TSA pour lequel nous avons toujours la crainte de ne pas « faire assez ». Ce que nous aura appris notre jeune élève, c’est qu’une des réponses se trouve dans le partage de plaisir : être avec l’enfant, jouer, rire, « faire du pairing », reste, il me semble une des balises nous indiquant que nous ne sommes pas dans le trop. Créer, inventer, s’étonner, s’émerveiller découle de ce sentiment de plaisir à être ensemble, porteur de TSA ou pas. Et parfois, ça passe par nos aiguilles !
Noëlle D’ADAMO
Psychologue UEMA APAJH Villefranche-Sur-Saône
[1] Voir le premier volet de cet article.
[2] Lheureux-Davidse Chantal. « Comportements restreints et répétitifs : une occasion de rencontre », Le Coq-héron, vol. 229, no. 2, 2017, pp. 82-90.
[3] Voir le second volet de cet article.
Il était courant dans le pays au début du xxe siècle jusque dans les années 1950. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Kamishibai
[4] Lheureux-Davidse Chantal. « Comportements restreints et répétitifs : une occasion de rencontre », Le Coq-héron, vol. 229, no. 2, 2017, pp. 82-90.